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MEMBERTOU (baptisé Henri), chef micmac (mi’gmaq) ; décédé le 18 septembre 1611 à Port-Royal (Annapolis Royal, Nouvelle-Écosse).
Membertou, ou Mabretou, comme l’appelle l’explorateur Samuel de Champlain, est un chef micmac établi aux environs de Port-Royal, peut-être dans la baie St Marys, probablement à partir du milieu du e siècle. Au début du e, les Micmacs (que les Français appellent alors Souriquois) ne sont plus qu’environ 2 000, selon le père jésuite Pierre Biard, à cause des épidémies importées par les Français. Ils vivent sur un territoire qui comprend l’Acadie, l’île du Cap-Breton et ce qui correspondra, au début du xxie siècle, à la Gaspésie. Les peuples que les Français nomment Etchemins (Malécites) – qui occupent les rivières Saint-Jean et Sainte-Croix – et Armouchiquois (Abénaquis) – qui fréquentent les régions plus au sud – limitent leur influence.
On ignore la date de naissance de Membertou et il existe peu d’information sur sa vie avant sa rencontre avec les Français, au début du Lescarbot avance que Membertou aurait connu le navigateur Jacques Cartier et aurait l’âge « de cent dix ans ou plus » en 1610. L’exagération de l’auteur, qui ajoute dans la Conversion des sauvages que le chef pourrait « naturellement vivre encore plus de cinquante » ans, traduit toutefois bien une réalité : Membertou est un vieil homme. Il jouit pourtant encore d’une vue perçante et reste physiquement impressionnant, comme le rappelle Biard dans les Relations : « de riche taille, et plus hault et membru que n’est l’ordinaire des autres, […] discret et grave, ressentant bien son homme de commandement ». Il est également « barbu comme un françoys, estant ainsy que quasi pas un des autres n’a du poil au menton », ce qui semble attester le métissage récent d’une de ses aïeules avec un Européen.
Au début du
Un exploit témoigne des aptitudes de Membertou. En 1606, en représailles à la mort de certains de leurs membres, les Abénaquis tuent un chef micmac, Panounias. Membertou organise sa riposte durant l’hiver suivant et, au printemps de 1607, dirige une expédition punitive de 400 guerriers. Son offensive se fait par surprise : Membertou se présente sans armes devant les Abénaquis, feint de vouloir parlementer, puis, comme le décrit Lescarbot dans la Défaite des sauvages, « soudain luy & ses gens se saisissent des armes qu’il avoit estallées » et attaquent. Plusieurs chefs abénaquis meurent, alors que Membertou ne subit aucune perte.
L’ascendant de Membertou s’étend aussi au domaine religieux, puisqu’il est buoin ou autmoin. Chez les Micmacs, l’univers spirituel imprègne la vie quotidienne et chacun peut interpréter des rêves ou avoir des visions. Certains – les autmoins – sont cependant reconnus pour leurs pouvoirs particuliers, comme ceux de prédire l’avenir, d’anticiper l’issue de la chasse, de rendre des oracles ou de soulager les malades. Membertou disposant, en plus de ses qualités de chef, de ce don surnaturel, il gagne en prestige, ce dont témoigne Biard dans les Relations : « Il arrive quelque fois, qu’un mesme est tout ensemble & Autmoin & Sagamo, & lors il est grandement redouté. Tel a esté le renômé Membertou. »
Déjà considérable avant que l’explorateur Pierre Dugua de Monts ne s’installe à Port-Royal en 1605, l’influence de Membertou augmente grâce à ses bons rapports avec les Français. D’après Lescarbot, le fait de pouvoir bénéficier de leur protection a pu conditionner la manière dont le chef a tissé des liens avec les nouveaux venus. S’il est vrai que cet intérêt a sûrement joué, il n’a pas empêché l’établissement d’une relation de confiance entre les Français et Membertou. À la mi-juillet 1606, quand tous les colons, sauf deux, décident de rentrer en France parce qu’il n’y a plus de quoi survivre, Membertou accepte de s’occuper de Port-Royal. En route, les Français croisent le ravitaillement près du cap de Sable et peuvent finalement revenir dans leur habitation. Durant l’hiver, c’est au tour des Français de nourrir Membertou, sa famille et ses proches, guettés par la famine. Au cours de l’été de 1607, à la suite de la révocation du monopole de traite des fourrures accordé à Dugua et de l’obligation, pour les colons, de retourner dans leur pays, le chef micmac prend de nouveau soin de l’habitation de Port-Royal ; il le fait cette fois pendant longtemps, soit jusqu’au retour des Français au début du mois de juin 1610.
À peine quelques semaines plus tard, des Français organisent le baptême de Membertou, l’un des événements les plus connus de sa vie. Déjà initié au christianisme, Membertou se voit, sur ordre du lieutenant-gouverneur de l’Acadie Jean de Biencourt de Poutrincourt et de Saint-Just, comme le décrit Lescarbot dans les Relations, « rafrechir la memoire de quelques enseignemens de la Religion Chrétienne [qu’on] lui av[ait] autre[f]ois donné ». La catéchèse est brève et, le 24 juin 1610, jour de la fête de saint Jean-Baptiste, le prêtre missionnaire Jessé Fléché confesse et baptise le grand chef, ainsi que 20 personnes de sa famille élargie ; celles-ci deviennent dès lors les premiers membres des Premières Nations baptisés par des Français. Tous reçoivent de nouveaux noms inspirés de ceux de la famille royale ou de catholiques illustres. Membertou devient Henri. Sa femme et sa fille, dont on ignore les noms usuels, sont prénommées Marie et Marguerite. Ses fils Membertoucoïchis, Actodin et Actaudinech’ prennent respectivement les prénoms de Louis, Philippe et Paul. « Là dessus chacun chant[e] le Te Deum de bon courage, & […] les canons [sont] tirés avec grand plaisir », raconte Lescarbot dans les Relations. Membertou, semble-t-il, assiste par la suite régulièrement aux offices et porte une croix sur sa poitrine.
On ne sait pourquoi Membertou et sa famille ont accepté de recevoir le baptême. Pour Membertou, cela représente peut-être une variante de la cérémonie de résurrection des chefs, au cours de laquelle, comme dans le baptême, le nom du sagamo défunt est transmis à son successeur. Il se peut également que le chef conçoive l’adhésion au christianisme comme une sorte de conséquence logique de l’alliance avec les Français, le baptême s’apparentant alors à un rituel diplomatique qui consoliderait l’union. Quels que soient ses motifs, Membertou ne renonce pas pour autant aux pratiques religieuses traditionnelles de son peuple. La coexistence des deux mondes – micmac et chrétien – est en effet parfaitement possible pour les Premières Nations. Un épisode survenu pendant la maladie d’un fils de Membertou, Actodin, en témoigne. Alors qu’on croyait ce dernier en danger de mort, on a décidé de sacrifier des chiens, rituel classique pour contrer les maladies, calmer les tempêtes ou encore accompagner les défunts dans leur sépulture. Ce carnage, auquel Membertou, nouvellement baptisé, n’a vu aucune objection, est évité de justesse grâce à l’intervention du père Biard, qui proteste auprès du chef contre cette pratique.
Malgré cet incident – incompréhensible pour les Français pour qui la conversion exclut par principe tout comportement animique –, Membertou s’éteint apparemment, selon les normes des missionnaires, en bon chrétien. À la fin du mois d’août 1611, souffrant de dysenterie, il demande à être transporté dans la cabane des jésuites, à Port-Royal. Confié aux soins des pères jésuites Énemond Massé et Biard, il hésite un temps avant d’accepter l’ensevelissement en terre chrétienne, à Port-Royal, plutôt que de suivre les rites micmacs de la mort. Il décède le 18 septembre 1611 et est inhumé le lendemain, comme le rapporte Biard dans les Relations, au cours d’une cérémonie « imitant à son possible les honneurs qu’on rend en France aux grands Capitaines et Seigneurs ».
Charismatique, intelligent et respecté tant de son peuple que des Français, Membertou est un chef micmac renommé et puissant quand il rencontre des Français. On le considère principalement comme le premier chef d’un peuple des Premières Nations converti par les missionnaires catholiques. Mais l’examen de ce que l’on connaît de sa vie permet de comprendre qu’elle ne peut se résumer à cette seule dimension spirituelle. Membertou est en effet un sagamo dont les qualités personnelles et diplomatiques ont visiblement impressionné les Français au point qu’il obtienne, à sa mort, les honneurs réservés aux hommes de haut rang.
Pour les Relations des jésuites, notre édition de référence est celle de R. G. Thwaites : The Jesuit relations and allied documents : travels and explorations of the Jesuit missionaries in New France, 1610–1791 : the original French, Latin and Italian texts, with English translations and notes (73 vol. en 36, New York, 1959) [V. Paul Le Jeune].
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Stéphanie Béreau, « MEMBERTOU (baptisé Henri) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 2 oct. 2024, https://www.biographi.ca/fr/bio/membertou_1F.html.
Permalien: | https://www.biographi.ca/fr/bio/membertou_1F.html |
Auteur de l'article: | Stéphanie Béreau |
Titre de l'article: | MEMBERTOU (baptisé Henri) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1966 |
Année de la révision: | 2020 |
Date de consultation: | 2 oct. 2024 |